Eva Ollikainen : « La musique n’est pas apolitique »

La cheffe d’orchestre finnoise Eva Ollikainen, directrice artistique et cheffe attitrée de l’Iceland Symphony Orchestra, fera ses débuts à la tête du Belgian National Orchestra le 31 mars 2023. En tant que cheffe d’opéra et de concert, elle est réputée pour son autorité naturelle, son enthousiasme communicatif et sa technique de direction aussi élégante que raffinée. Le programme qu’elle propose – Lutosławski, Korngold et Larcher – reflète son amour pour le répertoire romantique allemand et son ambition de faire connaître au public des œuvres moins connues.


Y a-t-il un fil rouge dans ce concert que vous dirigez ?

Bien sûr : les réfugiés. Nous avions cependant choisi ce thème bien avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine. Cette guerre a été déclenchée par la Russie il y a 16 jours aujourd’hui, et le thème est plus pertinent que jamais. On parle déjà de deux millions de réfugiés… En tant qu’Européens, nous devons nous demander comment nous en sommes arrivés là. Où avons-nous échoué ? Comment pouvons-nous les aider aujourd’hui ? Qui sait combien de réfugiés il y aura au moment où notre concert aura lieu…


Il s’agit en effet d’une période sombre…

Effectivement, mais en fait, cela n’a rien de nouveau. Dans ce genre de situation, je trouve cela très courageux et très beau que le Belgian National Orchestra choisisse d’amener ce thème difficile dans la salle de concert. Certaines personnes prétendent que la musique est apolitique, mais c’est faux. Beethoven était clairement un compositeur politique. Pensez donc à ses troisième, cinquième et neuvième symphonies. Shostakovich et Sibelius ressentaient eux aussi le besoin de communiquer leurs idées politiques à travers la musique.


Quel est le lien entre la musique que vous dirigez et le thème du concert ?

Nous commençons par la Première Symphonie de Lutosławski. Les circonstances qui ont entouré la genèse de cette œuvre – juste avant, pendant et juste après la Deuxième Guerre mondiale – font le lien avec notre thème. Aussi le fait qu’à un moment donné, il a dû fuir Varsovie, une ville qui allait être entièrement détruite peu de temps après, avec sa partition inachevée. Lutosławski a toujours dit que l’idée de cette symphonie essentiellement joyeuse lui était venue avant la guerre. Pourtant, la guerre a profondément influencé l’œuvre. Tant l’orchestration que l’harmonie sont particulièrement présentes, même assez agressives. Il n’y a pas de filtre. Elle vous prend par la peau du cou.


Un grand contraste avec le Concerto pour violon de Korngold : de la beauté à l’état pur en ré majeur.

De l’extérieur, les deux œuvres – la Première Symphonie de Lutosławski et le Concerto pour violon de Korngold – ne pourraient pas moins se ressembler, mais d’un point de vue thématique, elles sont très proches. Korngold était lui-même un réfugié. Arrivé à Hollywood, il jura de n’écrire plus que de la musique de film jusqu’à la chute du régime hitlérien. Avec son Concerto pour violon, terminé la même année que la Première Symphonie de Lutosławski, en 1947, il revient à la musique de concert traditionnelle. Une œuvre remarquable qui lance entre les lignes un message qu’on pourrait qualifier d’émouvant, ou de naïf : à la fin, le bien l’emportera toujours.


Et puis, il y a aussi la Deuxième Symphonie de Thomas Larcher, un compositeur autrichien contemporain.

Il a commencé cette œuvre en 2015, au point culminant de la crise des réfugiés, lorsque de nombreuses personnes se noyaient dans la Méditerranée. Le sous-titre de la Deuxième Symphonie de Larcher est « Kenotaph » : un monument aux morts, une tombe ouverte pour ceux dont on ne retrouvera jamais le corps. En fait, alors qu’une nouvelle vague de réfugiés arrive, la crise des réfugiés de 2015 n’est toujours pas réglée… Loin de tout le contexte politique qui l’entoure, je considère sa Deuxième Symphonie comme un futur grand classique qu’on jouera encore dans cent ans. C’est une œuvre particulière. La partition offre plusieurs moments intenses, et ici et là, on y découvre, malgré son thème tragique, une beauté parfaite.


Les histoires de migrations, les voyages vers la Terre promise, peuvent parfois bien se terminer.

C’est exact, si nous collaborons tous dans cette direction… Je suis reconnaissante envers le Belgian National Orchestra d’oser programmer de telles œuvres. Ce n’est pas évident à notre époque. Pour le public, il sera passionnant de découvrir trois compositeurs ayant réagi complètement différemment à la problématique de la fuite. Nous interprétons des chefs-d’œuvre qui poussent à la réflexion tout en nous touchant au plus profond de nos émotions.